C’était en 1986, à la Communauté des Béatitudes de Nouan-le-Fuzelier, dans le Loir-et-Cher. «Il était sur un tel piédestal qu’il m’était impossible de parler », dit-elle. Pas même à ses parents. Début 2018, elle apprend l’existence du site Coabuse, qui met en relation des victimes de violences sexuelles d’un même agresseur. « Je me dis que je ne risque pas grand-chose », poursuit Caroline Pierrot qui tape son nom, celui du prêtre, le lieu et l’année des faits. Puis l’envoie, telle une bouteille à la mer.

Quinze jours plus tard, elle n’en revient pas d’être déjà recontactée par le créateur du site, Franck Favre, qui lui demande si elle accepte d’être mise en lien avec une autre victime potentielle du même prêtre. Le début, pour elle, « d’une nouvelle vie ». Depuis la création du site Coabuse en 2017, comme Caroline, plus de 9 000 personnes y ont eu recours, et près de 400 ont reçu un « match » permettant de rompre une abyssale solitude, et pour certaines de porter leur affaire en justice. « J’ai trouvé ça révoltant »

Ce site est né d’un sentiment de révolte et d’indignation. On est en 2015 et Franck Favre, cadre dans l’agroalimentaire et webmaster du site de Ranchal, son petit village natal du Rhône, apprend que le prêtre qui a exercé à l’église du village, entre 1999 et 2011, y a été exfiltré par sa hiérarchie pour étouffer un scandale de pédocriminalité sur de jeunes scouts, dans la banlieue de Lyon. Il s’agit du père Bernard Preynat, qui sera condamné en 2020 à cinq ans de prison ferme pour des agressions sexuelles et reconnaîtra avoir abusé d’enfants « tous les week-ends » et lors de tous les camps scouts. Ce scandale ébranlera l’Eglise, mettant en lumière les graves défaillances de l’institution catholique dans sa gestion des affaires de pédocriminalité.

Franck Favre écrit d’abord une newsletter, bientôt reprise par la presse locale. Une première victime le contacte, puis deux, puis trois. « Je leur ai proposé de les mettre en lien et elles m’ont tout de suite dit à quel point c’était bénéfique, à tous niveaux », se souvient ce féru d’informatique, âgé de 59 ans. En décembre de la même année, l’association de victimes de Preynat La Parole libérée est  créée, Franck Favre devient son webmaster. Un an et demi plus tard, Coabuse est lancé. « Beaucoup d’enfants ont côtoyé Preynat dans ma région, raconte-t-il. J’ai trouvé ça révoltant, j’ai eu envie de faire quelque chose pour que ça n’arrive plus. »

Une famille sclérosée par les abus. C’est le cas de Margaux (le prénom a été changé), 52 ans, dont les deux frères ont été victimes d’un même prêtre dans les années 1980 près de Saint-Etienne, Régis Peyrard. Il a marié leur père, qu’il a aussi abusé enfant. En 2017, elle ne sait plus comment aborder le sujet dans sa famille sclérosée par les abus. « C’était aussi l’occasion de faire en sorte que les choses soient enfin dites », souffle-t-elle. En octobre, elle remplit un formulaire Coabuse sans en parler à ses frères. En février, elle reçoit un premier match. Puis une vingtaine. Pour tous, les faits sont prescrits. Sauf pour son plus jeune frère : un procès est possible. Un an plus tard, Régis Peyrard, 85 ans, dont les victimes se comptent par dizaines, est condamné par le tribunal correctionnel de Saint-Etienne à 6 mois de prison ferme. « Sans Coabuse, ce procès n’aurait pas eu lieu », insiste Margaux. « Ce site a le mérite de transformer les victimes isolées en victimes judiciairement crédibles », estime ME Jean Sannier, l’avocat de l’un de ses frères, pour qui « une plateforme de ce type devrait exister au ministère de la Justice ».

Franck Favre, lui, n’a pas assisté au procès. « Je ne voulais pas m’exposer », explique cet homme très discret qui a longtemps refusé d’être photographié. «Il sait garder la bonne distance et est toujours dans la bienveillance et  ‘accompagnement », livre Margaux. « Beaucoup de victimes me disent que le fait même de remplir un formulaire, même s’il n’y a pas de match, les soulage », confie le fondateur de Coabuse, qui y consacre une demi-journée par semaine, et parfois bien davantage.

« Se reconnaître comme victime requiert tout un cheminement », rappelle le psychiatre Thierry Baubet, ex-membre de la Ciase et actuellement membre du collège directeur de la Commission indépendante sur l’Inceste et les Violences sexuelles faites aux Enfants (Ciivise), qui recommande régulièrement Coabuse. « Ce qu’on a subi peut paraître flou et irréel tant qu’on ne l’a pas partagé avec d’autres. Ce site est une première étape sur ce chemin. Sans compter, poursuit-il, la force qu’il peut donner pour ensuite le dire ailleurs : à la police, aux autres, et rompre ainsi un isolement total. »

Malgré la prescription des faits, Caroline Pierrot et Marie, victimes du même prêtre, ont pu porter plainte, en 2018, bientôt suivies par une dizaine de victimes. Mais un an après, la procédure s’est arrêtée, car le religieux est décédé. « Ça a tout de même éclaté avant sa mort », souligne Caroline Pierrot, qui se bat contre une dépression et pour que la Communauté des Béatitudes accepte enfin de les reconnaître comme victimes. « Seule, je n’aurais rien fait du tout, je n’aurais pas pu. Trop de gens mettaient ma parole en doute, dit-elle. À partir du moment où on a été deux, ça a tout changé.».
Il n’en faut pas plus à Franck Favre pour poursuivre son engagement.