ACCUEIL CONTACT TÉMOIGNAGES REMPLIR LE FORMULAIRE STATISTIQUES PRESSE/MÉDIAS LIENS
 


 


Ce webmaster autodidacte a fondé en 2017 Coabuse, une plateforme qui met en relation les victimes de violences sexuelles. Un combat qu’il mène en refusant perpétuellement la lumière.

Il a le ton posé, les propos toujours emplis de modestie. De ceux qui n’aiment pas parler d’eux, qui chérissent l’ombre et l’anonymat. « Je préfère laisser parler les victimes », nous répète-t-il inlassablement. Depuis dix ans, Franck Favre a pourtant lié son destin à celui de nombre de victimes d’agressions sexuelles et de viols. Dès 2015 et les débuts de l’affaire Bernard Preynat (ce prêtre condamné pour des agressions sexuelles commises sur des enfants entre 1972 et 1991) jusqu’à aujourd’hui, avec la plateforme Coabuse, il s’investit pour que la parole des victimes d'agressions sexuelles se libère.

« J’ai toujours voulu m’investir pour des causes. » Et la première, pour ce cadre dans l’agroalimentaire en reconversion, c’est son village d’adoption, Ranchal, dans le Rhône. Une petite bourgade de 300 habitants où résident ses parents et où il se charge, depuis 2004, d’animer un site touristique non officiel, lui qui s’est formé sur le tas aux rudiments de la programmation informatique. Histoire du village, commerces, comptes rendus municipaux, annexes historiques… « J’étais observateur, parfois contributeur… Mais c’est lui qui gérait complètement le site », explique Denis Longin, maire de 2001 à 2008 puis de 2014 à 2018, et l’un de ses amis.

Mais en novembre 2015, c’est la déflagration : Franck Favre apprend par sa mère les agissements du père Bernard Preynat. Le choc est d’autant plus intense pour l’ancien enfant de choeur, aujourd’hui « agnostique fidèle », quand il apprend que le prêtre a travaillé dans le diocèse de Lyon, qui comporte une douzaine de communes. Dont Ranchal, où il a officié pour le catéchisme dans un local communal prêté par le maire. « On se côtoyait de temps à autre », souligne Denis Longin, qui affirme n’avoir jamais eu connaissance de ce qu’il qualifie de « coup de massue ». « Mais le courant ne passait pas avec le père Preynat. »

Une newsletter qui change tout

Pour Franck Favre, impossible de taire ce qui était, à ses yeux, caché par la hiérarchie ecclésiastique. Son site Web va être son arme : « J’ai cet outil de communication dans les mains et j’ai envie de m’indigner publiquement et de faire avancer les choses. » Il rédige alors une tribune, intitulée « Stupeur et indignation », où il s’offusque de l’affaire et de l’omerta qui l’entoure, qu’il envoie aux 200 abonnés de sa newsletter.

« Au début, je n’ai aucune idée des proportions que ça va prendre. » Mais son cri de douleur prend de l’ampleur. Il rentre en contact avec une victime, puis deux, puis trois. « Franck est quelqu’un qui est tenace, opiniâtre et engagé, reconnaît l’édile. Le fait qu’il fasse tout ça, ça déculpabilise un petit peu. On n’a rien caché, on a été transparents et on ne lui a pas mis de bâtons dans les roues. »

Franck Favre essaie de médiatiser la situation, envoie un courrier aux institutions qui ont mis en contact Bernard Preynat avec des enfants. « On a reçu très peu de réponses. Celles qu’on recevait, c’était “on prie pour vous”, mais personne n’a voulu vraiment bouger », regrette-t-il. Deux rencontres, à cette époque, vont être déterminantes : François Devaux et Bertrand Virieux. Les deux ont été victimes du père.

Un système à dénoncer

Au départ, ce sont de simples échanges d'e-mails qui, quelques semaines plus tard, aboutiront à la fondation de l’association La Parole libérée, regroupant des victimes du père Preynat souhaitant briser l’omerta des abus sexuels dans l’Église. Ils motivent Franck Favre à les accompagner dans cette entreprise. « Il nous a beaucoup aidés pour monter le site de La Parole libérée en un temps record et on comptait sur lui », explique Bertrand Virieux. Mais Franck Favre reste invisible. Fuit les caméras, les médias.

« Je pense que c’est vraiment l’affaire des victimes », répète-t-il toujours. L’insistance de ses camarades paie : il assiste à la conférence de presse de janvier 2016, qui présente l’association. Y prononce quelques mots, lui qui refuse toujours la lumière. Il se contentera d’être le webmaster du site. Au-delà de recueillir des témoignages, La Parole libérée s’attelle à retracer le parcours de Bernard Preynat.

De façon, explique Franck Favre, « à bien démontrer qu’à de multiples reprises, ses supérieurs ont été avertis de sa dangerosité, qu’ils ont même pris des engagements pour qu’il ne soit plus en contact avec les enfants et qu’au lieu de ça, ils l’ont envoyé chez nous. Et que c’est ça qui était scandaleux. » En d’autres termes, il veut dénoncer un système.

« Quelqu’un qui fait ça avec le coeur »

« Il avait tendance à passer des soirées entières à peaufiner les choses pour que tout soit calé sur le site, explique encore Bertrand Virieux. Il n’a pas compté ses heures, de manière bénévole et vraiment enthousiaste, pour que l’affaire sorte. » Preynat, d’abord, puis le cardinal Barbarin, archevêque de Lyon, condamné en 2019 pour n’avoir pas dénoncé les agissements du prêtre (et relaxé par la Cour de cassation en 2021). « J’ai toujours aimé sa discrétion efficace », poursuit Virieux.

« C’est quelqu’un qui se rend compte de la puissance qu’un groupe de victimes d’un même agresseur peut engendrer pour essayer de faire bouger les lignes, pour intenter une action judiciaire », abonde Pierre-Emmanuel Germain-Thill, ancien porte-parole de La Parole libérée. « C’est vraiment quelqu’un qui fait ça avec le coeur », salue-t-il, lui qui est resté en contact avec Franck Favre et Bertrand Virieux.

Au fil des mois, un travail colossal est abattu. Plusieurs centaines de formulaires leur parviennent. Mais en interne, Franck Favre pense à la suite. Son idée ? Faire « matcher » les victimes de violences sexistes et sexuelles. Il en évoque déjà les prémices à ses collègues. Des dissensions au sein de La Parole libérée, notamment sur des questions de confidentialité, le poussent à prendre le large.

Seul à la barre

« Dès le début, j’ai dit : “Je ne vais pas m’amuser à faire un tri entre les victimes. Je suis là pour aider des gens en souffrance. Et je ne vais pas me mettre à trier en fonction de l’institution à laquelle appartenait leur agresseur.” » C’est donc en 2017 qu’il fonde officiellement Coabuse. Sous ses atours relativement défraîchis, le site a une fonctionnalité simple : les victimes remplissent un formulaire, où elles détaillent, entre autres, l’identité de leur agresseur, leur âge au moment des faits…

Le tout, anonymement. Franck Favre s’occupe ensuite de trier les formulaires et de mettre en relation les victimes qui partagent un même bourreau. « Quand j’ai deux personnes qui matchent, j’envoie un mail à chacune des deux et je leur dis : “Vous avez un match, un coabusé présumé”, et je leur redemande leur approbation pour envoyer leur adresse mail. Et c’est tout. » Il s’assure, en outre, de la conformité juridique.

Il est seul à la barre du site. Il y tient. Pour protéger les victimes, éviter tout autre intermédiaire. « Quand je crée l’outil, ce que je veux, c’est offrir une première marche qui soit la moins haute possible vers la libération de la parole », nous explique-t-il. Il tient à le préciser, « ce n’est pas un outil de dénonciation. Il ne vise qu’à la résilience des victimes, leur mieux-être, par la rencontre ».

Bernard Preynat et la « honte » de la pitié

De nouveau, le webmaster tient à rester à bonne distance. Pour se protéger, aussi, quelque part, de nombre de ces histoires bouleversantes. Les victimes, parfois, le sollicitent. Comme lors du procès du père Régis Peyrard, condamné à dix-huit mois de prison, dont six mois ferme, en 2018, pour des agressions sexuelles sur un mineur, malgré des centaines de victimes dont les faits étaient prescrits. « Ils ont insisté pour que je vienne au procès, parce qu’ils avaient envie aussi de me rencontrer, de me remercier. Mais je préférais ne pas y aller. »

L’homme parle en connaissance de cause : il a été présent, avec d’autres victimes, lors du procès du père Preynat. Cet homme à qui son destin s’est lié dès 2015 : « J’éprouvais une certaine pitié, face à ce vieil homme, la tête baissée devant le tribunal, avec une trentaine d’avocats qui défilent les uns après les autres et qui le défoncent. »

« Mais d’un autre côté, j’avais un peu honte de cette pitié parce qu’on sait ce qu’il a fait et les milliers de destins qui ont été gâchés par sa faute. Et j’ai des amis qui ont été impactés très fortement par ces agissements. Et je me dis : “Il ne faut pas avoir de pitié pour ces gens-là.” » Le père Preynat sera retrouvé mort en 2024. Chemin faisant, Coabuse trouve un rythme de croisière : deux ou trois formulaires par jour.

« Résoudre une équation insoluble »

Plusieurs personnes parviennent à trouver leur coabusé, comme Caroline, victime du prêtre Peyrard. « Il était toujours à côté de nous, mais sans être devant nous, sans nous dire ce qu’il fallait faire. » Un soutien psychologique discret que l’intéressée comprend : « Cette posture un peu distante, en retrait, lui permettait de garder son cap, de ne pas se noyer dans nos compassions, dans nos souffrances. »

Jean-François* (*Le prénom a été modifié.), une autre victime du père qui a « matché » avec un coabusé en 2017, ne tarit pas moins d’éloges : « Je lui ai dit plusieurs fois que je voulais lui offrir à manger, a minima faire un don à Coabuse, parce que je lui dois beaucoup », reconnaît-il. Car l’initiative a une vertu cardinale : « Ça me permet de sortir de l’isolement dans lequel j’étais. L’isolement qui rend fou. Parce que personne n’y croyait, à mon affaire. Surtout pas ma famille catholique et religieuse. Personne. J’étais absolument tout seul. Ça m’avait valu cinq ou six passages en hôpital psychiatrique et une amnésie post-traumatique de 35 ans. De ces épisodes pédocriminels de l’Église, les factures ont été lourdes. »

Sa reconnaissance envers Franck et cet outil est immense. ll lui a permis de briser une solitude abyssale, « a contribué avec d’autres à résoudre une équation qui était tellement insoluble qu’elle [le] rendait fou ». Car, enfin, les victimes rencontrent quelqu’un qui les comprend : « Tout d’un coup, ça matche avec quelqu’un, et ce quelqu’un me dit implicitement : “Ce que tu dis, c’est vrai”. Et je dis implicitement : “Ce que tu dis est vrai !” Et ça, c’est si important. »

Un reportage télévisé, et tout décolle

Les deux victimes, comme de nombreuses autres, restent en contact avec Franck Favre. À la suite de la diffusion d’un reportage au journal de France 2, en mars dernier, consacré au site, tout s’accélère : « Au début du journal, j’étais à 6 901 formulaires. À 23 h 57, j’étais à 7 458. » Une avalanche d'e-mails. Au bout de quatre jours, il reçoit plus de 800 formulaires, l’équivalent d’une année entière d’activité.

« Il y a beaucoup de gens qui découvrent l’outil, des associations qui me proposent des partenariats, des grosses associations internationales, européennes, beaucoup de cabinets d’avocats, plein de contacts divers et variés », explique encore Franck Favre, qui peine toujours à réaliser. Depuis, il poursuit son travail de fourmi. En se retournant sur les dix ans de sa tribune « Stupeur et indignation », sur les sept ans de Coabuse, il ne retire que pleine satisfaction. « Il y a énormément de gens qui me disent : “Vous avez changé ma vie. Voilà, jusqu’à la fin de ma vie, ce sera totalement différent grâce à vous et ce sera beaucoup mieux.” »

« Je dois quand même rendre hommage à ma femme, nous glisse-t-il. Je suis parfois très occupé par Coabuse. Elle sait que c’est important, elle est à fond avec moi. Elle a tout à fait conscience de l’importance de la chose. Sans son soutien, ça serait compliqué. » Toujours, il s’efface, met les autres en avant. Cet éternel homme de l’ombre, mais qui, par son silence, sa discrétion, a contribué à donner à de nombreuses victimes une juste place, un espace de parole, et a participé à lever ce qui relevait encore, voilà quelques années, d’un tabou profond.

 
 

Image
Mentions légales - Conditions d'utilisation